- … et donc je lui dis : fais attention, le gel douche dans le jacuzzi, ça risque de mousser… et là… et là...
- Et là ?
- UNE CENTAINE DE PERSONNES DANS UNE SOIRÉE MOUSSE POUHAHAHAHAHA !
- Jure ?
- OUI AHAHAH ! Les secours ont dû intervenir parce que les gens asphyxiaient sous la mousse ! Le responsable de la piscine a littéralement pété un plomb, surtout qu’il nous avait offert la place suite à un accord avec l’armée !
- Merde ! Et du coup, pour ton pote ?
- Il a passé deux jours à tout racler. Il s’est dit qu’il serait pardonné, mais au lieu de ça, le colonel lui a foutu dix jours de trou !
- Ahahahah quel guedin !
- Je te jure, c’est un génie. Je suis sûr que depuis qu’il s’est engagé, ce mec a passé plus de temps au trou qu’autre part !

Dans la voiture militaire, le moral était au beau fixe. Les soldats échangeaient sur les potins du régiments, inconscients du danger qui pouvait pourtant les guetter. A droite du volant tenu par le pilote hilare, le Capitaine ne manqua pas de lâcher un petit rire lui aussi. Cette situation frôlait le ridicule mais c’était un grand classique. Beaucoups de protagonistes, à l’armée, étaient considérés comme des poisseux selon son point de vue. Ce mousseur devait sans doute faire partie de cette catégorie.

Pour se donner un peu d'air, il fit descendre la fenêtre et passa son large bras à travers. Son oeil se perdît dans la rue, s'arrêtant tantôt sur un passant un peu louche, tantôt sur une enseigne qui lui donnait des envies de gourmandise. Jour monotone, mais pas moins inintéressant.

Sur son visage de viking, on pouvait lire un soupçon de satisfaction mélangé à un sentiment de lassitude. Semblerait-il que par les temps qui couraient, la ville de Millenium City baignait dans le calme. Pour autant, l'ancien du Kosovo savait que cette paix n'était qu'artificielle, et qu'elle ne tarderait pas à trembler sous les cris de colère des honnêtes citoyens. Il vivait à une époque où les gens, pour un rien, se soulevaient. Il y avait toujours un prétexte pour faire la révolution.

Son rôle était de l'écraser.

Il passa ses deux gros doigts épais sur les commissures de ses lèvres pour aplatir sa belle petite moustache blonde, puis, soudain, s'arrêta sur un individu. Il l'observa longtemps, comme de rien, mais quelque chose lui disait qu'il venait de ferrer quelque chose...

- Ralentis.

Ordonna-t-il calmement, fixant du regard ce mystérieux protagoniste.

HRP:

La fin de l'année approchait à grand pas et de l'avis d'Ombre, il était temps qu'elle arrive à son terme pour pouvoir passer une fois de plus à autre chose. Une réflexion habituelle mais qui avait cette année un arrière gout encore plus amère que d'habitude, parce que cette année, Ombre y avait cru.
Mais le rêve Millénium c'était avéré aussi creux que ses pensées les plus pessimistes l'avaient prévu. Certes c'était beau, tout neuf, moderne et clinquant, mais ici comme partout, le devant de la scène était réservé aux nantis, aux élites, et Ombre n'en faisait décidément toujours pas parti. Et après quelques tentatives, il avait vite découvert que comme partout, Millénium avait aussi con coté sombre et pourri, et on n'avait pas tardé à l'y renvoyer.

Enfin, il y avait quand même un bon coté dans cette ville, c'était la première fois qu'il squattait un bâtiment neuf...

Quittant l’artère principale, Ombre se glisse entre deux immeubles récemment construit mais pas encore occupés. Une aubaine. Coté rue les fenêtres sont occultés par de grands publicités vantant les mérites de ces bâtiments plein d'appartement luxueux prêt à étre vendus, et coté cour arrière, si les paysagistes ont laissés un joli jardin et un parking privé, ils ont aussi laissés une série de prises destinés aux voitures électriques qui permet à Ombre de se glisser sans rien abimer à l'intérieur du bâtiment, et de squatter pour l'instant en toute impunité un appartement certes vide, mais avec une vue superbe sur la ville.

-Oh gamin, tu t'es perdu non ?

Ils sont trois. Et ils l'ont surement suivi jusqu’à trouver un moment ou il serait tout seul dans un coin désert. Encore une faune au quelle Millenium n'a pas échappé.

-Si je dis oui, vous me montrez la route ?
-Oh ouais on va te la montrer bien sur. Mais un guide ça se paye... Vide tes poches !

Le Capitaine fixa la cible comme si tout à coup plus rien d’autre ne comptait à ses yeux. La silhouette remplissait toute son âme de brume et de froid, et sa conscience se tenait suspendue sur la corde du temps sur laquelle il s’était arrêté. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes.

Le cabalistique protagoniste s’était lui aussi figé, piégé par cet instant surréaliste. Crispation. Prière d’angoisse. Dans le véhicule, cette étrange mascarade avait imposé sa minute de silence. Tous devinrent spectateurs de quelque chose d’invisible, paradoxalement. Une électricité incolore. Une chape de plomb qui leur tombait sur la tête.

Quatre secondes. Cinq secondes. Six secondes.

Plus rien n’appartenait au monde. Les âmes venaient de quitter les corps et livraient une sorte de duel onirique, frappant avec les épées du songe pour découvrir la garde de chacun.

Sept secondes. L’individu s’éclipsa dans la nuit, sans dire un mot, sans faire un geste. Le Capitaine se détacha de cet étrange instant.

- C'était rien. Fausse alerte !

Tout le monde poussa un soupir de soulagement. Les militaires se regardèrent les uns et les autres, intrigués par ce qui venait de se dérouler sous leurs yeux : l’immobilisme de cet instant était si extraordinaire qu’ils avaient cru rêver.

- Capitaine, tout va bien ? J’ai cru l’espace d’un instant qu’il se passait quelque chose de grav…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un cri vint déchirer l’atmosphère, voix du désespoir appelant au secours. Si stridente qu’elle fit tressaillir toute l’escouade.

- Ca vient de derrière !
- Demi-tour, on y va !

Le pilote fit gronder le moteur en braquant le volant. Les militaires foncèrent à vive allure vers l’origine de cette plainte inconnue.

Et pendant ce temps la, dans la ruelle ou on ignore complétement l'arrivée imminente et bienvenue des forces de l'ordre, la discussion polie préalable à un racket en règle est vite tombée à l'eau pour devenir un affrontement dans la plus pure tradition de la baston de rue façon règlement de compte épique et sauvage.

-Lachez moi bande de blaireaux !
-Faites gaffe les gars ! Ce sale môme a un taser !
-Essaye donc de taser cette batte enculé !
-Argh ! Je sens plus ma main !
-Sors le flingue Billy ! C'est un plombage qu'il lui faut !
-Ouais ! On va lui apprendre à taser les honnêtes gens !
-Putain ! Il tire des éclairs !
-C'est un taser qui fait ça ?!
-Mais non abruti ! On est tombé sur un de ces salopards de mutants !
-Au moins personne pourra nous reprocher de l'avoir abattu comme un sale clébard, avec son pouvoir on pourra plaider dire que c'était de la légitime défense...
-Bien vu ça... Il nous attaqué pour nous voler, on a fait que notre devoir en le truffant de plomb...


La voiture qui fait irruption et freine brutalement à l'entrée de l'allée monopolise soudain l'attention de tout le monde. Figeant le tableau le temps d'un instantané rapide pour les nouveaux arrivants motorisés.

Devant eux, réparti en travers du chemin en une formation triangulaire approximative, trois types barrent le chemin. Ils sont habillés comme des ouvriers sortant d'un chantier de constructions, l'un d'entre eux tient un manche de pioche, l'autre vient de mettre le pied sur un couteau tombé au sol, et le dernier, un peu en rentrée a un flingue en main.

Derrière eux, acculé dans le fond de la ruelle, un ado maintient une garde approximative, poing levés, dos au mur. Il porte une chemise a carreaux crasseuse, un teeshirt superman, et la fraicheur de de sa tenue et de son sac témoignent qu'il doit vivre dans la rue ou cultiver son statut de rebelle du lycée...