Quelques coups de pinceaux et un coup de brosse. La maquilleuse terminait de polir son faciès pour qu’il présente mieux à l’image, de sorte à l’embellir devant les spectateurs. Cela amusait fort bien le gaillard aux yeux de ciel, qui se laissait faire tel un félin qu’on caresse allègrement pendant la sieste. Amorphe, son corps semblait presque se liquéfier sur la chaise tant il avait décidé de devenir la petite poupée de cette artisane du superbe. Pour autant, lorsqu’elle commença à diriger les tiges de plastiques de sa brosse sur la moustache de l’herculéen invité, une épaisse main arrêta son geste.

Elle sentit son poignet étouffer sous la prise puissante du tigre réveillé. Ce dernier, si tranquille en apparence, s’était gainé tout à coup et elle, qui ne s’y attendait guère, avait lâché un petit cri de surprise, réflexe spontané manifeste de son étonnement et de sa soudaine crainte. Guettée par les pupilles prédatrices et froides du tueur qui venaient de s’ouvrir et de se poser sur elle, elle crut, l’espace d’un instant, que sa vie s’arrêtait là, dans la patte du fauve, faute d’avoir pris ses aises. Le félin reste un meurtrier par instinct.

Il la regarda deux secondes qui parurent, pour elle, être deux siècles. Elle avait presque commis l’irréparable. Personne ne chatouille la moustache d’un capitaine. Sauf un capitaine.

Sans dire un mot, il relâcha la prise et se redressa, quittant son assise. Il mit sa main en avant comme pour le stopper. Elle aurait voulu lui dire non, pas tout de suite. Le présentateur s’occupe de l’héroïne et vous devez attendre votre tour. Mais sa voix avait disparue, otage de la peur. Elle ne put dire le moindre mot. Ce monsieur si gentil était devenu un mercenaire. Tel un ours qui mange de miel en chantant qui décide de hurler en prenant en chasse une biche impuissante. Animal gros et un peu gauche, presque amusant, soudain puissant et meurtrier, terrifiant. Le paradoxe du grizzli.

Le présentateur ne s’y était pas attendu. Il se délectait de présenter celle qui avait volontier accepté d’être surnommée “Max”. L’égérie rentrait parfaitement dans son jeu, et son image de marque promettait une vive audience. C’était une aubaine pour son émission. Mais ça, non, il ne l’avait pas prévu. Il avait pourtant ordonné à son équipe de le retenir. Dans son regard si tendre en apparence à l’écran, on pouvait lire dans la réalité une pointe de malice vêtue de colère refoulée. Un oeil bien connu de son équipe. L’air de dire : je fais semblant parce qu’il le faut. Mais je vous étriperais un à un pour cette faute.

Heureusement, s’il n’avait pas les pouvoirs de Maxine, il avait celui des mots et du fait de son expérience, il était un virtuose dans l’art de l’improvisation. Terminer poliment la présentation de “Max”. Et feindre que tout était prévu.

“Très bien, Max. Nous reviendrons avec vous sur cette remarque et nous aurons le plaisir d’entendre votre avis. Mais sans plus attendre, veuillez accueillir notre nouvel invité !”

Les mains applaudire bêtement, encouragées par la charisme de Stéphane Lepers, pour accueillir l’intrigant capitaine. Une ovation, comme s’il venait de gagner Question pour un champion. Mais ça, c’était une époque lointaine.

Pour le coup, il n’eut d’autre choix que d’attendre que le capitaine fasse le tour de table. Il salua Maxine. Leurs regards se croisèrent avec une intensité vive. Il sut à ce moment-là qu’ils seraient opposés. Puis il serra la main de Stéphane Lepers. Ce dernier savait que les militaires ne faisaient ni bise, ni ne montraient la moindre affection. Il lui souria néanmoins, une chose qu’August lui rendît volontier, tout en l’écrasant de son impressionnante carrure qui envahissait presque le plateau télé.

Un moment de silence plana à la fin des applaudissements tandis que le capitaine s’installait.

“Monsieur Von Blütcher, vous êtes officier dans l’armée que vous servez depuis maintenant une quinzaine d’années.
Vous êtes contre l’idée de voir apparaître des pseudos “héros” usant de leurs alters pour aider les concitoyens, sauf si ces derniers sont professionnellement formés.
Vous êtes aussi contre l’idée du phénomène de médiatisation des alters.”

“Affirmatif."

Le présentateur jeta un coup d’oeil discret à sa fiche, comme pour faire semblant de suivre un déroulé. Mais en réalité, tout le monde savait très bien à quoi allait tourner le débat : un clash ouvert entre un militaire d’un côté, et une héroïne de l’autre.

“Pouvez-vous nous expliquer ce que vous pensez de ce phénomène ?”

“Eh bien, si vous me le permettez…”

Il dévissa le siège sur lequel il était assis. Il était beaucoup trop haut par rapport à la table et cela le mettait dans une position inconfortable. Un technicien vint l’aider à mieux se repositionner.

“... il va falloir revoir votre matériel, hahaha !”

“Vu votre carrure, vous pourriez presque vous asseoir par terre ! Hahaha !”

De concert, ils tentaient de détendre l’atmosphère. Pour autant, le sujet était très sérieux.

“C’est bon ?”

“Oui, excusez-moi. Pour répondre à votre question, la question des alters provoque aujourd’hui de grands débats au sein du gouvernement. J’ai moi-même participé à un échange avec d’éminents membres du gouvernement au sujet de leur intégration sociétale. Nous avons convenu que le sujet pouvait poser problème sous plusieurs angles, mais aussi devenir une force pour notre nation. Pour autant, en ce qui nous concerne, nous voulons d’abord nous assurer de la sécurité de nos concitoyens.”

Ses mains épousaient ses paroles, comme s’il présentait un spectacle. Il semblait plutôt calme et raisonné, une apparence qu’il ne présentait visiblement qu’aux médias. Il figea son oeil dans la rétine du présentateur pour conclure son idée.

“Et c’est bien la raison pour laquelle l’usage des alters est prohibé. Tant que nous n’avons aucun moyen de contrôle sur ces derniers, nous ne pouvons envisager une quelconque participation de ces manifestations humaines dans la vie de tous les jours. Une avocate me disait même que les prétendus “héros” n’existaient pas : en l’état actuel des choses, ce sont plutôt, juridiquement parlant, des criminels”.”

Cette fois, il observa Maxine. Tout à coup, c’est comme s’il l’avait prise en chasse.