Rencontre Érudite

Les pages défilent au fur et à mesure que ses yeux parcourent les lignes, extraient toute la matière qui s’y trouve. Les histoires dansent dans son esprit, prennent vie en suivant les mots qui s’enchaînent et donnent un sens à tout ce qu’elle absorbe. Un sourire, une larme, une grimace, les émotions se succèdent sur son visage à mesure que l’intrigue progresse. Attachement, tristesse, désillusion, espoir, tout se suit à une vitesse parfois phénoménale, alors que Claire continue d’engloutir un énième roman. Aujourd’hui, elle a choisi la bibliothèque, pour se sentir réellement entourée de toutes ces œuvres. En lire beaucoup, c’est bien, en lire dans un endroit de choix, c’est encore mieux.

Enfoncée dans son fauteuil, la blonde poursuit son parcours dans le monde illusoire créé par son auteur préféré. Un français, assez étonnant pour une américaine. Il existe de nombreux auteurs anglophones qui font de merveilleux romans, avec un suspense à couper le souffle, qui tiennent leurs lecteurs en haleine tout au long de leur œuvre. Mais il n’existe qu’un homme qui soit capable de retranscrire toute cette tension dans ses thrillers autant que dans sa fantasy. Claire remonte les jambes, s’assoit en tailleur, alors qu’elle plonge un peu plus loin dans les abysses de sa lecture.

Son cœur accélère à mesure que l’intrigue progresse. Elle le sait, elle le sent, la prochaine page sera décisive, aura raison de ses nerfs. C’est toujours une question de pages, il suffit de passer de l’une à l’autre pour que le monde entier s’écroule tout autour d’elle. Ça va si vite, si vite, c’est toujours tellement terrifiant. Mais il y a cette attente qui la ronge, l’expectative générée par l’auteur qui la prend par la main et l’emmène loin, loin dans les tréfonds de son imagination.

Battement de cœur raté, disparu dans le néant. Il va mourir, non ? Ou alors c’est l’autre qui mourra ? Ou peut-être que ce sera elle, contre toute attente ? Et si personne ne mourait ? Et si tout se passait bien, pour une fois ? Sa naïveté lui arrache un sourire amer. Quelqu’un va mourir, c’est comme ça, c’est tout. Il y a toujours quelqu’un qui meurt, de toute façon, surtout dans une scène sous une telle tension. Elle est là, au bout du couloir, elle attend. La mort. On pourrait croire que c’est un remède, qu’elle sauve ceux qu’elle embrasse, mais elle laisse un trou béant dans la poitrine. Claire serre les dents. Il ne faut pas que quelqu’un meure, c’est impossible, c’est interdit. Alors elle tourne les pages, fait défiler les mots qui s’enchaînent, se suivent, suscitent tant de battements de cœur.

Puis la voix troue la bulle dans laquelle Claire s’était enfoncée. Des intonations masculines. Un accent japonais ? La blonde relève la tête. Ses yeux oscillent entre l’inconnu qui la regarde et le livre qu’elle serre un peu trop fort. Ses phalanges blanchies par la tension lui rappellent qu’elle en a encore trop fait. Un instant de flottement, le silence. Ses paupières qui battent vivement, jusqu’à cesser. Le regard dans le vide, jusqu’à ce qu’elle comprenne.

« Pardon ! »

Claire est revenue à elle, hissée hors de sa transe par la force de la réalité. Il y a quelqu’un face à elle. Un jeune homme. Des cheveux bruns, une taille plutôt petite. Elle penche la tête, avant de rougir brusquement.

« Excusez-moi, j’ai tendance à me laisser happer par mes lectures. »

La blonde décroise ses jambes, se redresse. Elle quitte son fauteuil et tend une main avenante en direction de son interlocuteur, un charmant sourire sur les lèvres.

« Je m’appelle Claire ! »

Hochement de tête.

« Des bons livres de Fantasy, j’en ai … beaucoup, sous la main. Vous connaissez quelques auteurs, ou pas du tout ? Partir à la chasse, c’est bien, mais j’ai besoin d’avoir quelques bases pour vous aider. »

Un clin d’œil complice. Un autre amateur de lecture, ici, face à elle. Et il n’a pas l’air méchant, en plus d’avoir une bouille adorable. Claire ne regrette pas d’avoir été tirée de sa transe.

Spoiler:

Rencontre Érudite

On a souvent tendance à sous-estimer les différences culturelles qui séparent les hommes les uns des autres. Cette main tendue vers l’inconnu, aussi cordiale soit-elle, a un effet étrange sur le départ. Un blocage. Un simple moment de réflexion. Il ne sait pas quoi faire, il l’observe, hésite. La main tendue, à quoi sert-elle ? Un sourire amusé apparaît sur les lèvres de Claire. Les japonais, les américains, comment communiquent-ils par la gestuelle, quand tout les oppose ? Il s’agit juste d’une main, pour certains ce n’est rien, pour d’autres, c’est déjà un premier contact vers une personne inconnue. Un contact physique. Pas assez pour un parti, trop pour un autre. Mais il essaye quand même. Il fait ce pas en direction de Claire, qui admet être touchée. Elle ne s’est pas rendue compte, sur le coup, qu’il y avait cette barrière entre eux. Mais il l’a brisée. Après un instant d’hésitation, certes, mais il l’a tout de même fait. Une pointe de reconnaissance naît discrètement au creux de son cœur.

Fûten. Un nom typiquement japonais, hein ? Le nom d’un lecteur qui comprend Claire, indéniablement. Oui, il l’a coupée dans un moment fatidique, au point culminant de l’histoire. Là où les tensions explosent, où les gouttes de sueur perlent. Mais il y a peut-être une raison à tout cela. Quelque chose d’inévitable, auquel la blonde préfère s’accrocher. Après tout, on ne sait jamais, une étoile apparaîtra peut-être ce soir, dans son ciel, alors qu’elle fermera les yeux. C’est plus poétique qu’une histoire qui se termine, non ? Une autre qui débute, cette fois avec une personne réelle.

Les langues se délient, les préférences apparaissent. Quelques noms lancés un peu au hasard, des auteurs américains en particulier. Claire jette son dévolu sur Keri, qui est le prénom d’une écrivaine qu’elle connaît plutôt bien pour ses œuvres. Un hochement de tête plus tard, elle embarque déjà Fûten. D’un geste de la main, elle lui fait signe de la suivre dans le gigantesque dédale de la bibliothèque. Elle remue la tête ici et là, toute guillerette d’avoir trouvé quelqu’un à accompagner dans son univers.

La question suivante renforce le sourire sur ses lèvres. Elle est grillée. Il ne lui aura pas fallu longtemps pour faire sauter sa couverture. C’est presque dommage, à vrai dire. Claire se tourne face à son interlocuteur et le gratifie d’un énième clin d’œil.

« Oh … J’aimerais bien travailler ici, à vrai dire, mais non. Ce n’est pas ça ! »

Elle hausse les épaules, effectue une jolie pirouette sur elle-même avant de s’arrêter droit devant une étagère qui fait facilement deux fois sa taille. D’un bras, la blonde désigne les livres qui l’intéressent.

« Voici tout ce que la bibliothèque a, concernant les livres de notre chère Keri. Je peux t’en proposer d’autres, mais tu m’as mentionné quelques auteurs, autant suivre tes recommandations pour commencer. »

Ne pas s’aventurer sur un terrain trop inconnu pour le départ, c’est toujours mieux. Demander au client ce qu’il cherche de prime abord, pour l’emmener petit à petit vers d’autres auteurs, d’autres plumes qui peuvent tout autant l’intéresser. Une fois sa mission accomplie, Claire effectue une courbette typiquement japonaise. Cette fois, les projecteurs reviennent sur elle, pour donner une explication à tout ce qui fait d’elle plus qu’une « lectrice passionnée lambda ».

« Certaines personnes connaissent mon pseudonyme, plutôt que mon prénom. Je me suis présentée comme Claire, mais je suis aussi Feather. Je suis à l’origine d’un roman de fantasy qui se vend plutôt bien, actuellement. Peut-être as-tu entendu parler de Là-haut, dans les nuages ? »

Un sourire timide se hisse sur ses lèvres, accompagné de rougeurs sur ses joues. Si elle est capable de vendre son œuvre à des milliers de lecteurs, ou encore de se présenter devant un public bondé pour se donner en spectacle, là, le contexte la bloque un peu plus. Intimidée ? Quelque chose comme ça, sûrement. Elle détourne le regard, inspire profondément, avant de revenir de plus belle. C’est plus intime, mais c’est un lecteur. Il a autant le droit de connaître son œuvre qu’un autre, s’il ne la connaît pas déjà. Elle l’invite à s’asseoir sur un des fauteuils, à côté d’eux, avant de prendre place face à lui.

« Ce n’est pas ma première œuvre, mais c’est la première qui se soit autant vendue. Je crois que les gens sont plus facilement touchés par l’histoire de Felicity, qui part découvrir un monde avec des superpouvoirs … Quand elle n’en a pas, elle-même. »

Une œuvre qui touche tout le monde, en un sens. Ceux qui sont bénis par ces forces étranges que peu sont capables de comprendre, comme ceux qui dépendent de ces êtres surpuissants. Ceux qui les admirent de loin. Ses prunelles glacées plongent droit dans celles de Fûten. Le saphir à la rencontre de l’ambre, alors que les joues de Claire virent au cramoisi.

« Je ne voulais pas tant m’étendre à ce sujet, désolée. J’ai tendance à être loquace quand il s’agit de mes passions, haha. »

La fuite. Comme à son habitude. Ses yeux s’ancrent directement dans la moquette de la bibliothèque, comme pour y trouver des réponses. Vite, une porte de sortie. N’importe laquelle, n’importe quoi. Quelque chose, pour mettre la tête hors de l’eau. Mais il n’y a rien. Si ce n’est d’autres questions, mais que dire sans le submerger ?

Dans le doute, Claire relève doucement les iris, timidement, sans rien dire de plus. Il faut lui laisser le temps de digérer, de comprendre. De découvrir à la fois Claire et Feather. C’est à lui de poser les questions, après tout.