- Affaire 936574, Ministère Public contre Eliott Johnson.
- Linda Crown, Ministère Public.
- Elise Leroy pour Eliott Johnson.
- Que plaidez-vous, Maître Leroy ?
- Non coupable, Votre Honneur.

Un nouveau jour à Millenium City. Les affaires des Alters croulaient sur mon bureau, et je n’avais plus une minute à moi. Les plaintes pour harcèlement, violence, discrimination, diffamation et autres joyeusetés pleuvaient depuis quelques temps. Un vent se levait pour attaquer ceux qui bénéficiaient d’un Alter. En plaidoirie, étant l’une des seules avocates du barreau à avoir assumé ma position d’Altérée, j’eus le droit à quelques surnoms ayant valu l’assignation à comparaître auprès de ceux assez peu malins pour hurler en pleine séance en présence des juges. Un véritable bonheur.

Eliott Johnson était, pour ainsi dire, un gosse. Seize ans, rachitique, quelques boutons sur le visage, des cheveux noirs en bataille et le teint blafard. Il avait la tête baissée depuis la première fois où je l’avais rencontré. Son Alter s’est déclaré très tôt, et il fut pris pour cible auprès de nombre de ses camarades. Harcèlement, moquerie, coups : il en bavait à l’école. Le pauvre eut la malchance de subir une transformation perpétuelle de sa langue qui vira au bleu. Un pouvoir incroyable qui lui permet de l’étirer de plusieurs mètres et la contrôler comme un muscle à part entière. Las de sa situation, il a décidé de riposter il y a quelques jours, entraînant une vague de plaintes à son encontre de la part des parents des tortionnaires.

Mon objectif ? Prouver l’instabilité psychique de l’accusé liée au harcèlement quotidien dont il était la cible auprès de ceux qui l’accusent aujourd’hui. Les témoins défilent, tous allant plus ou moins dans mon sens : Eliott était un gosse sans histoire, isolé et jamais violent. Au contraire de ceux qui sont aujourd’hui sur le banc des victimes. L’accusation fait à son tour défiler des témoins, que j’arrive à débouler sans souci. Vient enfin leur dernier témoin, un nom que je connais bien : Viktor Makarov. L’accusation cherche à prouver qu’Eliott, le jour de l’agression, n’avait pas été agressé lui-même et qu’il ne peut donc pas plaider la légitime défense. Pur hasard du destin, Viktor passait dans la rue au même moment, et a donc été témoin involontaire de la scène.

L’accusation abat ses dernières cartes. « Avez-vous vu ou entendu quelqu’un s’en prendre à l’accusé ? », « De votre point de vue, Mr Johnson semblait-il en danger immédiat ? », « L’avez-vous pourtant vu utiliser son Alter contre de simples civils ? ». Des questions orientées, évidemment, qui convaincra le jury si je ne mène pas un contre-interrogatoire parfait. Me levant lorsque ce fut à mon tour d’interroger le témoin, je remis une mèche blonde derrière mon oreille et m’avançai vers la barre. Mes talons résonnèrent dans la salle silencieuse. Les bras croisés, j’osai même un léger sourire à celui que je côtoyais depuis des mois sans qu’il ne sache une seule seconde qu’il s’agissait de moi.

- Monsieur Makarov, diriez-vous que ce jour-là, vous étiez particulièrement attentifs à ce qu’il se passait dans la rue d’une ville aussi bondée que Millenium City ?

Je plissai les yeux, mon cœur sautant quelques battements. Dans ses yeux soudainement remplis d’une nouvelle lueur, je pus me voir, no plus habillée d’un tailleur noir et d’une chemise blanche, mais toute vêtue de noire, le visage masqué, les yeux marqués par des traits… spectraux.

Embrigadé malgré lui dans cette affaire pour n’avoir été qu’un simple passant, Viktor avait reçu une citation en justice, qu’Orion lui avait conseillé de ne pas ignorer. En effet l’affaire ne le concernait aucunement et refuser une si simple demande de témoigner ne ferait qu’attirer un œil mal avisé sur les raisons de son refus et donc ses propres affaires.

Ordonnant la présence de son sous-fifre en cas d’embuscade, il avait décidé de suivre son conseil, le prévenant qu’ils en profiteraient pour s’entretenir d’une autre affaire moins reluisante une fois cette visite de courtoisie terminée. N’adressant aucun signe trahissant qu’il connaissait l’avocat général assis au fond de la salle alors qu’on l’appelait à la barre, le russe se craqua le cou négligemment avant de faire face à la salle un peu trop remplie selon lui pour une simple affaire d’harcèlement. Le fait que le défendeur soit un altéré y faisait sûrement pour beaucoup.

S’asseyant posément, il déclina son identité avant de pousser un soupir las et de frotter l’un de ses yeux qui l’irritaient régulièrement, sa conjonctivite permanente lui donnant un air souvent peu réveillé. Confirmant qu’il avait vu le gamin aux allures de batracien s’en prendre à d’autres adolescents après que plusieurs d’entre eux aient gloussé d’un gargouillement moqueur, il supposa sur l’incitation verbale da l’accusation que le gamin avait dû être poussé à bout par ses petits camarades et avait tout simplement lâché prise.

Celle-ci le remerciant pour son témoignage qui allait dans son sens, le slave soupira une nouvelle fois alors qu’une nouvelle apostrophe le garda assis pour continuer de débattre d’un sort qui ne l’intéressait pas. Suivant d’un œil ce joli brin de femme, un air d’intérêt apparut soudainement sur son visage qu’il agrémenta d’un sourire de façade afin de déstabiliser celle qui s’adressait à lui.

- Non pas spécialement, les histoires de gamins bagarreurs ne m’intéressant pas réellement, mon attention sur la question était plutôt … fantomatique.

Guettant sa réaction malgré son air moqueur, le mafieux accusa le choc à sa manière. Il avait déjà eu affaire à cette silhouette, cette voix et cette assurance, mais était-elle véritablement ce Spectre qui hantait régulièrement ses activités et avec qui il avait accepté de travailler sur une demande des plus inhabituelles ? Nombreux étaient les altérés voulant restés anonymes, notamment lorsqu’ils traitaient avec lui. Et bien qu’il tâchait du mieux qu’il pouvait de ne jamais être directement impliqué en cas de raid gouvernemental, il se rendait compte que cette femme selon son allégeance pouvait lui coûter gros.

Son témoignage terminé, il sortit de la salle, habité d’une fureur froide alors qu’il avait eu confirmation de par la réaction de l’avocate de son identité supposée. Orion attendrait, le russe avait d’autres choses à considérer d’ici là, en commençant par la disparition des preuves de son implication dans ces affaires de laboratoires illégaux. Lui envoyant un message pour lui ordonner de se renseigner sur cette avocate, il remit le portable dans la poche intérieure de son manteau afin de sortir du bâtiment. Quittant le tribunal, il monta à l’arrière de la voiture qui l’attendait avant d’apostropher son homme de main.

- Contacte d’urgence Mikhaïl et ses hommes.

Mikhaïl étant en charge de la mise en place du laboratoire de la commanditaire, c’était à eux de se montrer prêts à sécuriser l’endroit en cas de raid. Son portable vibrant, le russe ouvrit la réponse de l’avocat à son service avant de craquer l’un de ses doigts de frustration : Elise Leroy, avocate de renom et figure montante du Gouvernement de Millénium City prônant la défense des altérés et réputée intraitable envers les criminels. Il s’était fait avoir.

- Le jury est-il parvenu à un verdict ?
- Oui, Votre Honneur.

Allez, abrégez, putain. Pour être honnête, et pour la première fois de ma carrière, je n’en avais légèrement rien à carrer du verdict. Au pire, mon client écopera d’une simple amende ou de travaux d’intérêts généraux. Tout ce tintouin pour un délit mineur, c’était un tantinet abusé. La même chose avec un coup de poing n’aurait jamais été porté aux tribunaux : mais vu qu’un Alter avait été utilisé et que le flou artistique règne en maître sur leur utilisation dans la société, chacune des affaires est portée devant un jury. Une aubaine pour des gens comme moi qui font leur beurre sur ces affaires, mais un calvaire pour des gens comme… bah moi aussi quand on est pressé et qu’on n’a pas spécialement le temps de suivre un protocole qui tient plus de la mise en suspens que de la justice.

- Nous déclarons l’accusé non-coupable.

Super. Je me levai, félicitai mon client d’une poignée de main rapide, fis de même avec mon adversaire du jour et me dirigeai vers la sortie. Le policier en charge des sorties et des entrées se trouvaient toujours en poste.

- Excusez-moi. Viktor Makarov, il est encore dans le coin ?
- Non, Maître. Il est reparti aussi vite que son témoignage était fini.

Je déglutis difficilement, prenant une grande inspiration tandis que je sortais du tribunal dans la rue agitée. Makarov, un mafieux assez influent du milieu que j’avais contacté pour mettre en place mon plus grand projet. Il avait les connaissances, les ressources, le talent même pour faire ça proprement et dans un budget raisonnable – même si, pour le coup, ça ce n’était pas trop un souci. A son regard et ses remarques, j’avais compris : il savait qui j’étais. Et je n’avais pas d’autres choix que de l’éliminer, sans quoi ma carrière et ma vie étaient finies.

Prenant un taxi en direction de mon appartement, je passai des coups de fil pour annuler tous mes rendez-vous de la fin d’après-midi. J’avais une proie bien plus importante à gérer. Jetant mes affaires dans un coin, j’enfilai le costume du Spectre et disparut, prenant la direction des docks, là où je le retrouvais la plupart du temps.

Comme je m’y attendais, ces derniers étaient bondés, remplis d’homme de main de Makarov. Une précaution certes nécessaire, mais que lui et moi savions inutiles. Il me connaissait sous ma forme nocturne, il savait que j’apparaissais et disparaissais où je voulais. Je le trouvai d’ailleurs un peu plus en retrait, au téléphone, semblant un peu plus sur les nerfs qu’à l’accoutumée.

- Des problèmes, Makarov ?

Réapparaissant dans son dos, j’enlevai mon masque, dévoilant ma longue chevelure blonde. Mon air assuré était remplacé par un visage froid et fermé, un regard noir le dévisageant. Je ne laisserai pas le secret de ma vie être révélé. Et pour ça, je le tuerai.

- … Pas chez elle ? Restez autour, elle finira bien par rentrer. Pas d’hésitation, si elle vous voit elle deviendra increvable.
- Des problèmes, Makarov ?

Se tournant vers la femme, elle lui dévoila son visage, sûre d’elle comme elle l’avait toujours paru. Raccrochant, il renifla dédaigneusement à l’attention de cette petite politicienne qui se sentait décidemment trop en confiance pour oser débarquer de la sorte. Toute autre personne normale se serait terrée chez elle ou derrière les murs épais de la caserne militaire de la ville, mais pas elle. A la place, elle pensait visiblement triompher à le provoquer de la sorte. Ne lui avait-on jamais appris à ne pas jouer avec le feu ?

- Juste une petite épine dans le pied ma douce Elise, rien qui ne saurait se soigner.

Portant la main au holster accroché à sa poitrine dans un geste rapide, il tira trois coups cadencés en direction de la jeune femme, les balles finissant comme il s’y attendait dans le mur.

- Tu es peut-être invulnérable ma mignonne, mais qu’en est-il des autres ? J’ai appris pour tes parents. Quelle tragédie. Pas de copain sinon, pas d’enfants, et pas d’amitié particulièrement très poussée. Tsss tss quel dommage… Ne resterait que tes clients. Que dira-t-on s’ils venaient à disparaître les uns après les autres.

L’arme toujours levée, il regardait avec méfiance ses alentours, prêt à se retourner pour loger une balle au centre de ce faciès pourtant si raffiné. Bien que mandatée par les officiels, elle restait d’après ce que son sous-fifre lui avait dit, une avocate de formation. Aussi partait-il avec un avantage non négligeable sur elle : il avait l’habitude de se battre. Et une fois qu’elle accepterait son sort, il pourrait rejoindre ses hommes, qui ne tarderaient sans doute pas à subir un raid des forces armées de la ville.

Les bras toujours croisés, je ne sourcillai même pas lorsqu’il tira trois coups avec son arme minable. Trois coups qui résonnèrent dans cette partie déserte des docks et qui allèrent se loger dans le mur juste derrière moi. Léger sourire en haussant un sourcil.

- C’est ça, l’élite de la mafia ? Pathétique.

Disparaissant et m’élevant de nouveau, j’écoutai son discours, sans stopper d’arborer ce sourire qu’il ne voyait même plus. Je m’assis au bord d’un conteneur non-loin, les jambes croisées, le coude sur le genou et le menton dans la paume de ma main, réapparaissant soudain aux yeux du monde.

- Bouhou, ma vie est tellement triste. Notons cependant ta menace minable, comme si j’en avais quelque chose à foutre de clients que je côtoie une fois dans ma vie sans jamais les revoir.

Ça me ferait chier, je vais pas vous mentir, mais pas non plus outre-mesure. La police suspectera une vendetta à mon encontre et je bénéficierai d’une protection rapprochée et de moyens supplémentaires pour assurer la défense de mes clients. J’avais le bras long. La seule chose qui pourrait me nuire serait qu’il dévoile ma véritable identité au monde entier. Bien sûr, j’aurais de quoi me défendre, puisque personne ne corroborerait son témoignage, mais le doute persistant mettrait un terme à ma brillante carrière. Sans compter que mes véritables projets seraient morts dans l’œuf. Hors de question. Je redisparus, voletant autour de lui.

Et quand le moment fut venu, je fondis sur ma proie, dans les airs, une lame à la main, visant sa nuque de toutes mes – faibles – forces. L’impact et la lame acérée feront le travail à ma place. Mais en lieu et place de la chair et du sang que je m’attendais à trouver en réussissant mon impact, je n’eus rien d’autres qu’une espèce de boue dégueulasse dans laquelle ma dague s’enfonça sans sembler faire de dégâts. Sortant rapidement ma main, dans le doute de ne pas savoir ce qu’était cette substance, je me renvolai un peu plus loin, toisant Makarov d’un regard noir et méprisant. Un clone ? Une capacité spéciale ? Une transformation ? Une illusion, peut-être ? Je n’en savais rien, mais je savais en revanche que le laisser en vie compromettait mes chances chaque seconde qui passait.

- On dirait que tu es finalement plus malin que tu n’en as l’air. C’est quoi, ce truc ? Tu te fais appeler Monsieur Boue dans tes soirées privées ? Je ne peux visiblement pas te tuer. Par contre, que penseraient tes hommes si leur chef était incapable de les protéger ? Si l’un de ses collaborateurs venait à les éliminer un par un, sans que tu ne puisses faire quoi que ce soit ? Je doute que tous soient composés de la même substance que toi, « mon doux Viktor ».

Et je détruirai tout ce qu’il a construit s’il le fallait. Car c’était ma seule chance avant que lui ne détruise tout ce que moi j’avais construit.